La métaphore, les émotions et les rêves
Introduction
Dans tout écosystème, les organismes individuels, les espèces vivantes interagissent entre eux, par la concurrence ou le mutualisme. Ces interactions ont un effet sur la reproduction de chacune des unités. La même logique s’applique à l’organisme humain – qui appartient lui-même à l’ensemble des espèces vivantes – en perpétuel mouvement pour assurer un équilibre de vie permanent. On peut l’envisager comme un système d’une grande complexité dont tous les éléments coopèrent dans le même but. Des mécanismes physiologiques entrent en jeu pour coordonner leurs fonctions, de façon telle qu’à tout moment elles répondent aux besoins de l’ensemble.
On nomme homéostasie le processus de régulation grâce auquel l’organisme maintient les différentes valeurs du milieu intérieur entre des limites viables. Telle est la spécificité d’un écosystème qui fait face aux changements tout en préservant un état d’équilibre. Ce processus est régulé en permanence par des réseaux de neurones.
L’organisme n’est pas une simple juxtaposition d’organes indépendants, il peut être assimilé à un système dont chaque élément coopère en synergie avec les autres, contribuant à la vie de l’individu ; des mécanismes physiologiques entrent en jeu pour coordonner leurs fonctions, de telle façon qu’à tout moment elles répondent aux besoins de l’ensemble, dans le sens de l’homéostasie.
« Ce système est largement ouvert sur le monde extérieur, et il existe une interaction continuelle entre la nature biologique de l’homme et les énergies du milieu dans lequel il est plongé, où il puise les matières indispensables à la construction et à l’entretien de ses tissus, ainsi que l’oxygène et les nutriments nécessaires à la couverture de ses besoins énergétiques, tandis qu’il y rejette les sous-produits de son activité métabolique. Des échanges se font ainsi en permanence entre tel ou tel compartiment du milieu intérieur et le milieu extérieur. »
(Chapitre I. Le corps humain : Un système ouvert en équilibre dynamique avec le climat, Jean-Pierre Besancenot, dans Climat et santé (2001), pages 11 à 18, <https:// cairn.info/climat-et-sante–9782130523628-page-11.htm>)
Cette dynamique repose comme l’ont montré les neurosciences, l’éthologie et la biologie sur des mécanismes physiologiques qui mobilisent à leur tour des comportements et attitudes sans cesse renouvelés. On sait que cette capacité d’adaptation et de renouvellement concernent tous les organismes vivants dotés d’un cerveau complexe. Le renouvellement des neurones nourrit ainsi la mémoire de nouvelles adaptations tout au long de la vie. Il peut être à l’origine de nouvelles attitudes et de nouveaux comportements.
Pour Antonio Damasio il n’y a pas de différenciation entre le corps et l’esprit. L’organisme humain est un tout, un assemblage de systèmes qui contribuent, tous, à leur étage et dans leur fonction à la survie de l’espèce et ces systèmes s’associent, maintenant un équilibre dans le but de préserver la vie et d’augmenter l’espace vital.
Fidèle auxiliaire de cette dynamique, le sommeil permet d’abord à l’organisme d’éliminer les éléments devenus inutiles à la survie. On connaît son rôle réparateur, on sait aussi que le sommeil traverse différentes phases durant lesquelles le cerveau produit une activité spécifique.
Durant les phases de sommeil paradoxal – REM, (Rapid Eye Movement), le cerveau est plus actif qu’à l’état de veille. La consommation d’oxygène du cerveau, qui reflète sa consommation d’énergie, est très élevée, et même supérieure à celle du même cerveau éveillé qui réfléchit à un problème cognitif complexe. La température interne du corps n’est plus bien régulée et tend à glisser vers la température de la pièce, comme chez les reptiles. Cela laisse entendre que l’organisme plonge dans un état primal qui pourrait expliquer pourquoi la production onirique durant cette phase nous renseigne sur l’état profond de l’organisme mais pas seulement.
L’activité cérébrale nocturne de la phase REM réactive ce que nous avons appris durant la journée, consolidant ainsi certains souvenirs, certaines émotions et certains gestes. Car ces souvenirs ne seraient pas activés de manière aléatoire. Ceux qui ont été chargés des émotions les plus intenses, que ce soit au cours des premières périodes de la vie ou, au contraire, dans les jours qui ont précédé le rêve, le seraient davantage. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir conscience de ces moments-là. En effet, certaines observations tendent à montrer que le rêve met en exergue des moments de la journée précédente ou plus tôt encore, des moments dont le contenu et la charge émotionnelle ont échappé au sujet. Si l’on poursuit l’observation grâce à un questionnement pointu, on constate que ces moments émotionnellement chargés sont importants pour le plein épanouissement de la vie et pour la mise en place d’actions pertinentes. Que son attention soit retenue par des faits, qu’il s’agisse de prendre une décision, ou bien qu’il soit opportun d’engager ou de modifier telle ou telle décision.
Les rêves résulteraient de tentatives du cerveau de produire des images cohérentes d’après des signaux confus émis par le pont cérébral – purement instinctuelles. D’où la production chaque nuit d’histoires étranges de notre « cinéma de l’esprit », amalgame de préoccupations du moment et d’événements mémorisés avec leurs émotions associées.
Ce qui conduit à nous intéresser à la capacité de l’organisme à produire spontanément des images dans nos imagines diurnes mais aussi durant la vie nocturne.
Un rêve n’est pas seulement fait d’une histoire, laquelle paraît souvent décousue, mais aussi d’un ensemble d’images – visuelles mais parfois auditives, olfactives, etc., d’émotions, de ressentis d’émotions – plus ou moins marquées – d’un rythme et de nombres…
Jusqu’à ces dernières décennies après la psychanalyse, le contenu, le scénario, la construction du rêve n’ont intéressé que peu de chercheurs. Après un court épisode initié par M. Jouvet et Montague qui ont évoqué le rôle stabilisateur du rêve, l’intérêt des chercheurs s’est estompé. C’est à l’initiative de Deirdre Barret que l’on a retrouvé un intérêt au « travail du rêve ». À la fin du siècle dernier, D. Barrett et son équipe se sont intéressés aux contenus des rêves, à leurs contributions à la créativité et à la résolution de problèmes objectifs de la vie personnelle.
1 – Dire l’émotion, la métaphore
Le verbe est le principal véhicule de la communication interpersonnelle. La plupart des méthodes de psychothérapie reposent sur l’échange verbal.
Valérie est une femme de 45 ans qui a subi les offenses sexuelles de son père durant son enfance. Elle a aussi subi des humiliations, des violences physiques au point que sa vie de jeune adulte en a été considérablement affectée. Elle est régulièrement assaillie de flashback, par des cauchemars au contenus récurrents. Elle parvient à donner le récit de certains cauchemars mais elle révèle qu’il lui est impossible de dire le contenu de certains flashbacks. Elle en a honte, elle ne comprend pas ! On devine qu’il s’agit de l’évocation des prédations sexuelles subies alors qu’elle était enfant.
Frappé par ce mutisme le psychiatre qui la suit au CMP, se dit agacé par cette impossibilité. « Vous me faites perdre mon temps : » Lui assène-t-il.
Elle ne manifeste aucune opposition au processus thérapeutique, on la sent faire tous les efforts possibles pour collaborer et la honte se couvre de culpabilité de ne pas développer tous les éléments verbaux qui pourraient aider l’équipe d’accompagnement à la faire progresser.
Ce mutisme est normal et fréquent. Il s’explique si l’on tient compte de l’évolution de la personnalité de l’embryon à l’âge adulte et de la transmission d’une culture pour exprimer les ressentis et les émotions. Cette difficulté à élaborer un discours construit pour faire comprendre ce qu’elle ressent. Que faire quand on est confronté à l’innommable ? Comment ne pas se sentir différent quand tout vous projette vers l’univers du verbe qui vous est présenté comme seul véhicule d’échange ? Ces questions se posent aux personnes victimes de traumatismes précoces dans l’enfance ou, des adultes qui ont subi des traumas gravissimes qui sidèrent leur faculté de compréhension. Pas seulement, la même incertitude de compréhension survient quand on veut évoquer toutes les nuances d’un remugle émotionnel. Si l’on s’en tient au registre verbal, dire une émotion sous la forme conventionnelle : j’ai peur, je suis triste… n’assure pas que l’on soit tout à fait compris. Votre interlocuteur rapportera ce qu’il entend à sa propre expérience de la peur ou de la tristesse. Il fera mine de comprendre mais il y a déjà un mal entendu, un mal compris.
Pour taire le malentendu ou en estomper les effets, pour faire comprendre à l’autre que ce que l’on voudrait exprimer renvoie à une palette de « couleurs sensibles » aux infinies nuances.
Les émotions sont bien autre chose que des pensées particulières exprimant l’état d’une situation précise. Elles sont la résultante d’un ensemble de réactions de systèmes complexes qui se sont transformés au cours de l’évolution de Sapiens pour répondre à des besoins spécifiques de l’organisme dans des environnements changeants. Ces systèmes sont différents de ceux qui sont à l’origine de la conscience réflexive. D’où la difficulté à les verbaliser.
Le cerveau s’exprime par métaphores
Nous savons que si ces émotions surviennent à des âges qui précèdent la capacité de formulation des pensées construites, la possibilité d’en exprimer la valeur plus tard est difficile voire impossible. D’autres vecteurs d’expression sont alors nécessaires pour que la conscience puisse accéder aux valeurs de l’émotion.
Lakoff et Johnson avancent l’hypothèse que les métaphores ne sont pas des affaires de mots, des figures poétiques du langage. Pour eux, ce sont nos processus cognitifs qui sont largement métaphoriques ; une large part de nos concepts sont structurés métaphoriquement. Certaines émotions ne se fraient une voie vers la conscience réflexive que grâce à une construction poétique que l’organisme met en place pour évoquer une situation émotionnelle. Et la réalité de cette situation se présente sous forme de métaphores, d’analogies, de représentations non verbales. Comme nous l’avons suggéré plus haut par des exemples simples, la peur, par exemple, si les mots manquent, s’exprimera spontanément par une construction métaphorique.
Comme la métaphore exprime la réalité d’un objet X (Cf. Schéma ci-dessous), appartenant à un registre spécifique, par des références à un autre registre, la difficulté réside dans la capacité à « traduire » la métaphore pour repérer la réalité de l’objet X. Pour que la métaphore puisse servir de vecteur à la communication, il importe donc de connaître l’environnement dans lequel elle s’est construite.
Si nous échangeons avec un Indien Hopi, que ce dernier vous rapporte qu’il est un aigle. Si nous ne connaissons rien de la culture Hopi, proche du chamanisme sibérien, nous allons prendre son affirmation comme une aimable fantaisie sans rien comprendre de ce qu’elle pourrait signifier.
Si nous avons quelque connaissance de la culture de notre locuteur, alors nous comprenons plus facilement le sens du « Je suis un aigle ! » S’identifiant au totem Aigle, il définit sa personnalité à l’identique des qualités de cet oiseau.
Les émotions ne sont pas des pensées spécifiques associées à des événements. Elles résultent de la mise en jeu de systèmes complexes et archaïques qui ont évolué tout au long de l’histoire de l’espèce pour répondre aux besoins de l’organisme. Postulat de base !
Si l’on écoute les récits de personnes ayant subi des traumas répétés durant la petite enfance, moment où les capacités de verbalisation ne sont pas suffisamment développées pour que leur verbalisation soit possible on constate que la verbalisation est trop pauvre pour figurer toutes les nuances du vécu. Ces personnes peuvent acquérir des connaissances, des savoir-faire très sophistiqués alors que s’il s’agit d’exprimer leurs sentiments ou leurs émotions, elles s’avèrent quasiment dans l’impossibilité de le faire. Et vouloir faire passer cet innommable à travers le filtre des mots peut s’avérer préjudiciable.
Retrouvons l’exemple la peur. Comme la plupart des émotions, elle a pour origine une réponse adaptative à une situation de danger. L’organisme détecte le danger. Sa structure globale est menacée la carte du corps est modifiée, ce qui génère l’émotion initiale. Le sentiment conscient – feeling – d’éprouver cette émotion n’est que la pointe ressentie des processus complexes mis en œuvre au moment où l’organisme a été impacté. (Ces processus impliquent, entre autres, tant l’insula que l’hippocampe ou l’amygdale.)
Le ressenti conscient d’un impact sensoriel et le ressenti conscient d’une émotion dépendent du même processus dynamique conduisant à une représentation consciente. Notre cerveau est si intimement lié au corps que les métaphores qui en émanent sont nécessairement puisées dans ce corps, son rapport au monde et son parcours historique personnel, culturel et celui de l’espèce. La métaphore, dans la dynamique de l’esprit, vise à rapprocher les mécanismes de transformation de l’organisme de l’entendement conscient. Les rêves et les images intérieures sont les métaphores cognitives de cet ensemble complexe que l’on nomme Organisme. Ces métaphores peuvent être considérées comme les artifices rhétoriques du cerveau et dont il use pour communiquer avec la conscience.
La métaphore permet de passer d’un registre conceptuel cible – une émotion par exemple – à un autre qui serait la source – une couleur, un poème, une mélodie…
On peut ainsi utiliser différents registres sensoriels – sources – pour amplifier ce qui touche un registre sensoriel spécifique d’un autre ordre – cible. Par exemple « Je ressens une douleur sourde, ou une douleur aigüe. », fait appel au registre auditif pour exprimer un impact sensoriel somatique.
On peut décliner et amplifier ces artifices de transposition de registre à l’infini. L’Art-Thérapie est un exemple d’outil tout à fait pertinent pour passer outre les pièges réductifs du langage et des interprétation que l’on en fait.
« Je suis en colère ! », peut être amplifié par une métaphore qui fait appel à un paysage. « C’est comme un ciel sombre, avec des nuages lourds, une ambiance pesante qui me plombe. » Cette amplification imagée traduit un état émotionnel cible susceptible de générer de » malentendus – « je suis en colère ! » – en des termes plus nuancés qui toucheront l’interlocuteur de manière à activer son propre registre émotionnel. On retrouve cet usage des métaphores dans certains corps de métier. Ainsi les maîtres parfumeurs usent d’une palette très riche pour figurer les fragrances d’une fleur : « une senteur de miel, de cannelle, avec des nuances lavande et un léger nuage de citron ». On constate que les registres sensibles sont nombreux, diversifiés et déclinables à l’envie.
L’amplification métaphorique dans le travail du rêve
S’il s’agit d’approcher le contenu des rêves, nous rencontrons le même risque de malentendu. En réduisant le contenu d’un rêve à un registre culturel, idéologique ou théorique préétabli, nous réduisons la valeur de son contenu. Et nous passons à côté de la valeur intime que le sujet pourrait lui attribuer.
Il nous faut donc avoir une connaissance préalable du registre culturel, et sémantique du sujet.
Les cauchemars sont un exemple particulièrement représentatif de ce déplacement d’un registre sémantique à un autre.
- Une jeune femme consultant pour des troubles du sommeil qui altèrent son adaptation sociale fait le cauchemar suivant : Des yeux gigantesque surgissent de l’armoire à vêtements de sa chambre et s’approchent de son lit en virevoltant de façon si macabre qu’elle se réveille en hurlant de terreur.
Ces yeux qui virevoltent sont la métaphore clef – le domaine source où l’on puise la métaphore –, support expressif d’événements dramatiques dont elle croyait s’être définitivement débarrassée. Nous ne saurons cela qu’en ayant eu de longs échanges avec cette jeune femme. Échanges qui auront permis de percevoir des liens entre ses récits, son évolution au temps présent et les contenus du cauchemar. Chaque détail du rêve prendra ainsi un sens singulier qui révèlera les articulations d’un détail à un autre.
Il apparaîtra très vite que cette femme a été victime de prédations sexuelles par son père durant sa petite enfance. Ces prédations s’accompagnaient de violences physiques, d’humiliations et de coercitions.
Ce cauchemar est récurrent, avec, parfois quelques modifications.
En réponse à nos questions, on comprend que les premières apparitions de tels cauchemars datent de ses 15 ans. Cet âge est important dans sa vie. Il renvoie à sa décision de quitter le foyer familial pour vivre en foyer. (L’organisme n’a plus à lutter quotidiennement pour assurer sa survie. Mais le trauma continue son travail de sape) Racontant cela, elle est terrassée par une émotion intense. Parvenant à se reprendre, elle dit qu’elle vient d’avoir l’image de son père qui, caché dans l’armoire de sa chambre d’enfant, surgissait en pleine nuit pour venir l’assaillir.
Un exemple lié à des événements
Une femme, 45 ans, arrive en séance, annonçant : « Je suis très en colère ! » Personnalité HPI, elle énonce « trois items » – ce sont ses mots –, trois événements qui ont suscité sa colère, une « colère ravageuse, envahissante » dit-elle. Après avoir évoqué en détail les trois événements concernés, je lui fais remarquer que chacune de ces colères semble posséder des valeurs spécifiques qui semblent exprimer des affects sensiblement dissemblables.
Je lui demande de figurer chacune de ces colères par des évocations métaphoriques. Changer de registre d’expression en quelque sorte. Multiplier les adjectifs, combiner les évocations sensoriels. Utiliser la synesthésie, ce procédé poétique qui permet de mettre en relief une image en faisant appel à d’autres modalités sensorielles.
Il lui apparaît alors que chacun de ces ressentis d’émotions recouvre un remugle émotionnel différent. Cela la conduit à changer ses stratégies de réaction dans chaque cas.
On constate ici, de prime abord, que la première évocation générique : une colère envahissante, se fragmente, ce qui permet d’opérer un changement cognitif différencié. La première évocation résulte d’un processus d’introspection très pensé et qui semble, aux yeux de la personne, une certaine cohérence. À en rester sur cette cohérence pensée, la personne risque d’introduire une confusion dans l’élaboration de ses réactions. Lesquelles peuvent alors ne pas être pertinentes dans le contexte concerné dans chacun des items énoncés.
2 – Ce qui se passe face à l’indicible
De nombreux comportements humains résultent d’ajustements multiples qui se sont opérés durant des millions d’années. L’organisme a gardé la mémoire de ces ajustements à mesure de l’évolution. Et leurs mécanismes complexes nous demeurent inconscients tout autant que leur mobilisation à la faveur d’un événement.
L’infinie variété des événements susceptibles de provoquer un sursaut instinctif a été mémorisée et l’organisme peut réagir selon des schèmes de comportements, eux-mêmes mémorisés. Cependant l’épigénétique nous révèle que des comportements instinctifs peuvent infléchir leur direction au cours de l’évolution et leur qualité se transmettre au fil des générations. Cette remarque introduit la notion ethnique de territoire. Les modulations de comportements seront influencées par la niche ethnique dans laquelle baigne l’individu. Laquelle dépend elle-même des qualités d’un territoire, qualités géologiques, climatiques, historiques. Ainsi certains réflexes instinctifs de sursaut face à des événement marquants peuvent avoir disparu au cours du temps. L’Homme moderne ne réagira pas de la même façon que le serf du Moyen-Âge face à la privation de nourriture. Ce dernier pouvait réagir par une immense Affliction alors que nous aurions tendance à réagir par la Colère, plus ou moins modérée, voire par un sentiment de frustration.
Que se passe-t-il si l’individu est amené à faire face à des comportements qui semblent avoir disparu depuis des siècles ? Les meurtres rituels ont été proscrits par des siècles de moralisation de nos sociétés, le viol, s’il a existé de tous temps, semblait avoir été proscrit. De même en est-il de l’inceste, à plus forte raison le viol d’un nourrisson. Ces atteintes graves portées à l’encontre d’une personne rencontrent l’indicible.
Nous avons perdu le réflexe instinctif qui permettait dans les temps anciens d’organiser une action rétroactive efficace ou limitant l’ampleur des dégâts – soumission contrite dans le cas du viol, évitant ainsi la mort. Vengeance organisée dans d’autres cas, exclusion de la victime dans certaines cultures mais aussi dans la lointaine histoire de la nôtre. Bannissement de l’enfant né d’un inceste… L’anthropologie historique regorge de récits qui décrivent comment l’espèce humaine a fait face à certains fléaux. Leur connaissance nous permettrait parfois de mieux comprendre les réactions à la suite de certaines offenses faites à l’encontre de l’individu.
Comment comprendre, en effet, le sentiment de honte qui étreint la plupart des victimes de viol ? Comment comprendre le sentiment de culpabilité qui envahit la victime ?
Comment comprendre la permanence d’un sentiment de protection qui conduit un individu humilié, frappé par son compagnon de vie ? Qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. La notion d’emprise si souvent évoquée, ou de contrôle coercitif selon une terminologie récente, décrit le phénomène sans nullement en révéler le ressort, la source au plus profond de l’intime.
La psychologie en est à l’ère primaire de son histoire.
3 – De l’émotion à l’image
« Logé au cœur de nos souvenirs les plus mémorables, les plus structurants, un noyau dur : les affects. Ces affects prolongent d’ailleurs le modèle mémoriel en ce que l’émotion s’ajoute aux différents stimuli sensoriels que l’image sait faire émerger par remémoration. Lorsque le ressouvenir ramène à la conscience une expérience passée, remonte presque toujours avec elle la teneur affective de cette expérience : l’odeur de la crème solaire à la noix de coco m’évoque systématiquement mes souvenirs d’enfance à la plage, et la joie que ces vacances me procuraient. Symétriquement, le simple fait d’éprouver une émotion peut nous rappeler des souvenirs précis dont la teneur affective était la même. Une peine d’amour m’en rappelle soudainement une autre, plus ancienne ; on dirait alors que mes gestes de souffrance ramènent à la conscience, comme autant d’éclats douloureux, les mots échangés et leur ton, les lieux, voire quelque détail physique de l’autre que je croyais avoir oubliés… » (Maxime Coulombe)
Coulombe dit juste sur ce point quand il affirme : l’idée selon laquelle l’image est « une tache aveugle de la pensée contemporaine ». Pour ce faire, Coulombe s’intéresse aux mécanismes psychiques qui s’y rattachent. Il y est alors question de ressemblance, de symbolique – et d’une possible confusion avec la réalité –, ce qui entraîne une certaine méfiance sur le statut des images intérieures. D’où l’appréciation dévalorisante de fantasme attachée à une appréciation irrationnelle d’un pan de la réalité physique objective. Et cette dévalorisation s’étend aux rêves.
Il se trompe néanmoins sur un point : selon lui, « le ressouvenir ramène à la conscience une expérience passée » qui, à son tour éveille un programme sensitif.
Or la neurophysiologie nous apprend que c’est d’abord un facteur sensoriel – le programme sensitif – qui éveille un affect – un programme neural qui précède l’émotion – et c’est ce programme qui permet la connexion à la mémoire épisodique, laissant alors apparaître un événement du passé.
La conscience peut alors faire le lien analogique entre l’affect du moment, l’événement présent et une des strates de l’histoire personnelle. L’image sert donc de médian utile à la conscience réflexive. On exprimera le mécanisme autrement : la Conscience est mise en éveil par les connexions neurales très complexes qui l’instruisent qu’une réaction est nécessaire.
On retient seulement le pouvoir mémoriel des images qui découle lui-même d’un impact sensoriel.
La mémoire épisodique est celle des moments personnellement vécus (événements autobiographiques), elle permet de nous situer dans le temps et l’espace et, ainsi, de se projeter dans le futur.
La mémoire épisodique permet une mémorisation à long terme d’événements particuliers vécus par l’individu (Tulving, 1972). Elle joue un rôle important dans la maîtrise du passé et du futur, et donc dans le fait de pouvoir planifier des scénarios.
Les manifestations organiques des émotions, prises en compte dans la mémoire de travail, permettent de « marquer » d’une valeur affective l’information sensorielle provenant de l’environnement extérieur, et donc d’en évaluer l’importance pour l’organisme. Ce qui s’avère essentiel pour la prise de décision impliquant la survie de ce dernier.
(Pour en savoir plus sur la mémoire de travail, voir le site, Le cerveau à tous les niveaux, https://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a_07/a_07_p/a_07_p_tra/a_07_p_tra.html#2)
La chaîne suivante décrit la succession des connexions engagées à chaque événement – l’Object X de Damasio :
Événement ==> Articulation organes des sens ==> Perception viscérale ==> Ressenti ==> Mémoire épisodique ==> Images issues de la mémoire ==> Traitement par la conscience ==> Mémoire de travail ==> Mise en place de l’action.
L’événement, ou Objet X, une simple transformation de l’environnement ou de l’état intérieur du sujet, enclenche l’émulation des organes des sens. Les perceptions viscérales sont alors mobilisées et un premier ressenti transforme les représentations que la conscience primaire se fait de l’environnement.
Une première image de l’Objet X se forme et s’inscrit comme expérience dans la mémoire épisodique, un stockage provisoire. Des connexions complexes sont activées et gérées par le cerveau – par l’hypothalamus et plus précisément par l’Hippocampe et l’Amygdale. L’événement peut être traité comme une intrusion, une expérience nouvelle ou comme une expérience déjà connue et enregistrée dans la mémoire de travail. L’émotion accessible à la conscience conduit à une délibération immédiate qui oriente vers une forme d’action/réaction. Le couplage environnement/organisme est abouti, une nouvelle expérience est désormais accessible à la conscience. Cet enchaînement est quasiment instantané, de l’ordre de quelques millisecondes.
Bibliographie
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Prochain Article : Face aux traumatisme, le travail du rêve